Entretien exclusif avec Madame Valentina Geraci : "La Toscane, terre d'accueil de nombreux Sénégalais, est alors devenue mon terrain d'étude. J'y ai mené des recherches approfondies sur la diaspora sénégalaise en Italie"

22 - Juillet - 2024

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours et vos domaines d’expertise ? Quelles sont vos principales activités au sein de Centro Studi AMIStaDeS APS ?

Ma passion pour le Sénégal est enracinée dans ma Sicile, terre de naissance et d'accueil. Enfant, j'ai grandi auprès de nombreuses familles sénégalaises et j'ai découvert la richesse d'une nouvelle culture: j'ai appris des mots en wolof, j'ai goûté des plats traditionnels comme la Thieboudienne et j'ai écouté d'innombrables histoires.

Ces premières rencontres ont éveillé en moi une curiosité insatiable, qui m'a accompagnée au fil des années. Au cours de mes études en sciences politiques, j'ai trouvé les outils pour approfondir ma connaissance du pays, le Sénégal, et du lien indissoluble entre les Sénégalais et leur terre d'origine, un lien qui apparaît dans chaque histoire.

La Toscane, terre d'accueil de nombreux Sénégalais, est alors devenue mon terrain d'étude. J'y ai mené des recherches approfondies sur la diaspora sénégalaise en Italie, le monde associatif et les relations italo-sénégalaises. Ma thèse a marqué le début d'un parcours professionnel qui m'a conduit à travailler comme chercheur, journaliste indépendant et consultant, avec un intérêt particulier pour le pays de la téranga.

La désinformation généralisée sur le continent africain en Italie m'a incité à contribuer à la construction d'un débat plus éclairé et plus conscient. Aujourd'hui, je coordonne l'Observatoire du Sahel et de l'Afrique subsaharienne pour le Centre d'études AMIStaDeS, un projet ambitieux qui vise à offrir une analyse critique et approfondie des différentes dynamiques africaines. Grâce à une approche interdisciplinaire, combinant journalisme, recherche académique et dialogue direct avec les communautés locales, nous produisons des études et des rapports, mais aussi des articles de vulgarisation, des webinaires et des cours en ligne. Notre objectif est de dépasser les stéréotypes et les récits simplifiés, en offrant une vision plus complète et plus réelle des différentes réalités africaines. Pour ce faire, nous organisons également des événements, des conférences et des réunions en personne.

 

2. Vous vous intéressez notamment aux relations entre l'Italie et le Sénégal. Quels sont les principaux enjeux et défis dans ces relations bilatérales selon vous ? Comment évoluent-elles ces dernières années ?
Les relations entre l'Italie et le Sénégal représentent une union historique et culturelle de plus en plus solide. La présence d'une des plus grandes communautés sénégalaises en Italie a toujours enrichi ce lien, créant un pont entre les deux rives de la Méditerranée.
Ces dernières années, les échanges commerciaux entre les deux pays ont connu une croissance exponentielle, en particulier dans des secteurs stratégiques tels que l'agriculture, les infrastructures et le tourisme. Les petites et moyennes entreprises italiennes, fascinées par le dynamisme de certains secteurs du marché sénégalais, augmentent leur présence, même si elles doivent faire face à des défis liés au contexte économique local.
La culture représente un autre pilier fondamental de ces relations. Des initiatives telles que les échanges académiques entre universités et la promotion d'événements culturels contribuent à renforcer les liens entre les deux pays. L'actualité récente est celle d'une nouvelle collaboration entre une université italienne et l'Université Cheick Anta Diop de Dakar pour un nouveau cours de mobilité.
La coopération internationale, axée sur des thèmes tels que la migration, l'esprit d'entreprise et l'égalité des chances, joue un rôle de plus en plus fréquent. Cependant, le cadre juridique international de plus en plus restrictif en matière de migration représente toujours un défi important pour les relations bilatérales.
La diaspora sénégalaise en Italie est une protagoniste de ces relations. Considérés comme la quinzième région du Sénégal, les Sénégalais de l'étranger jouent un rôle fondamental dans le développement économique et social de leur pays d'origine. Cependant, l'exploitation des compétences et des talents de la diaspora reste un défi.
La relation entre l'Italie et le Sénégal est donc, à mon avis, un terrain fertile pour de futures collaborations. Les énergies renouvelables, la numérisation et l'économie circulaire sont des secteurs qui offrent de nombreuses possibilités de développement conjoint, mais qui doivent être étudiés, analysés et faire l'objet d'une participation.


Vous êtes également experte des questions migratoires, en particulier des échanges économiques et de compétences entre l'Europe et l'Afrique de l'Ouest. Quels sont les principaux constats et tendances que vous observez sur ces sujets ?
Mes recherches portent depuis longtemps sur la mobilité transnationale, en particulier sur les flux entre le Sénégal et l'Europe. J'ai observé que les transferts de fonds ne sont pas seulement des transferts d'argent, mais de véritables passerelles entre deux mondes, permettant aux Sénégalais de maintenir un lien fort avec leur pays d'origine. Cet échange continu de compétences, de connaissances et d'affection crée une dynamique complexe et fascinante. Elle raconte des identités et des liens, reprend des histoires et donne voix à des projets personnels.
Les politiques migratoires italiennes, souvent fragmentées et changeantes, ont un impact significatif sur la vie des migrants sénégalais, et pas seulement. L'héritage des politiques restrictives du passé, telles que la fermeture des frontières françaises et les arrivées subséquentes via Vintimille, a laissé des traces profondes dans le système italien d'accueil et d'inclusion jusqu'à aujourd'hui. Et si les défis actuels concernent certainement la question migratoire au sens large, il est également intéressant de s'attarder sur la question du « travail », qui est souvent le seul moyen de renouveler son permis de séjour.
En effet, un défi majeur concerne la reconnaissance des compétences des migrants sénégalais et de tous les Sénégalais qui, après des années en Italie, continuent de porter le costume d'« étranger». Beaucoup d'entre eux possèdent des qualifications ou des compétences élevées, mais peinent à trouver un emploi convenable en Italie. Ce phénomène est en partie lié au manque de reconnaissance des qualifications étrangères et à la discrimination sur le marché du travail, ainsi que certainement à la nature des projets migratoires individuels.
De nombreux jeunes Sénégalais, enfants des premières migrations, luttent, par exemple, pour obtenir la citoyenneté italienne, ce qui signifie qu'ils ne peuvent pas participer à de nombreux concours publics pour lesquels la citoyenneté est l'une des conditions d'admission. Il en résulte une faible représentation dans divers secteurs de l'économie italienne.
Mais pour rester sur le sujet des envois de fonds, outre le fait qu'ils constituent une source de revenus pour les familles, ils peuvent être un moteur pour l'économie locale s'ils sont investis de manière stratégique. Mais les envois de fonds cachent aussi des difficultés. D'une part, ils peuvent créer une sorte de « dépendance » économique, en liant les migrants à des conditions de travail précaires afin de continuer à subvenir aux besoins de leur famille au Sénégal ; d'autre part, ils peuvent générer des inégalités au sein des communautés d'origine elles-mêmes, s'ils ne sont pas gérés de manière transparente.
Ce qui est certain aujourd'hui, c'est qu'au Sénégal, comme dans d'autres pays africains, les transferts de fonds dépassent largement l'aide de la coopération internationale et ont un impact immédiat sur les contextes d'arrivée. Les transferts de fonds prennent l'allure d'une « banque populaire », mais le risque est précisément de créer une forme de dépendance passive qui accable les personnes à l'étranger de responsabilités et de pressions.


Vous collaborez avec l'Université de Florence sur un projet de recherche lié aux transferts de fonds des migrants. Quels sont les objectifs et les principaux axes de ce projet ? Quels enseignements espérez-vous en tirer ?
J'ai récemment achevé cette collaboration et je peux dire que cette recherche a été très stimulante. Nous nous sommes concentrés sur le Sénégal, un pays qui constitue une étude de cas particulièrement intéressante en raison de l'ampleur et de la complexité des flux migratoires et des envois de fonds.
Nous sommes allés au-delà de la simple quantification des transferts de fonds, en essayant de comprendre leur impact au niveau social et culturel. Nous avons découvert un monde beaucoup plus riche et articulé que nous ne pouvons l'imaginer. Les envois de fonds ne sont pas seulement des transferts d'argent, mais des interconnexions continues à plusieurs niveaux.
L'une des leçons les plus importantes que nous ayons apprises est que les envois de fonds sont bien plus qu'un simple flux financier. Ils constituent un canal de transmission de valeurs, de cultures, de compétences et de réseaux sociaux. Grâce à ces transferts, les migrants contribuent au développement de leur pays d'origine d'une manière bien plus profonde qu'on ne le pense.
Un autre aspect intéressant que nous avons observé est le rôle des associations sénégalaises. Ces organisations jouent un rôle clé en facilitant l'envoi et la gestion des transferts de fonds, mais aussi en promouvant des projets au niveau local, notamment dans les secteurs de la santé, de la religion et de l'éducation.
Les Sénégalais de l'extérieur sont de véritables acteurs sociaux qui contribuent à renforcer les liens entre la diaspora et le pays d'origine. Je pense que ces résultats permettront de tordre le cou à certaines idées reçues sur les transferts d'argent et feront bientôt l'objet d'une publication !


Quelle est votre analyse de la situation politique actuelle au Sénégal ? Quels sont les principaux défis auxquels le pays est confronté selon vous ?
Les défis auxquels le Sénégal est confronté sont nombreux : la lutte contre la pauvreté dans certaines régions plus que dans d'autres, la question du climat et celle des déchets, la création d'emplois et la lutte contre la corruption, mais aussi la gestion des ressources naturelles et l'augmentation des investissements dans la santé publique, l'éducation et les services publics en général.
Je me demande souvent quels sont les sentiments d'un Sénégalais face aux défis politiques et sociaux auxquels son pays est confronté aujourd'hui, un peu plus de 100 jours après l'arrivée au pouvoir du Président Bassirou Diomaye Faye.
Présenté comme une vitrine ou un modèle démocratique en Afrique, le Sénégal s'est souvent distingué par sa stabilité à travers des alternances politiques pacifiques tout au long de son histoire indépendante. Cependant, depuis 2021, la scène politique du pays a été particulièrement agitée, conduisant à un état d'incertitude sans précédent. Aujourd'hui, je crois pouvoir dire qu'une chose semble certaine : le droit sénégalais a continué à se révéler une force.
Et s'il est vrai que le fait d'être considéré comme un modèle régional n'implique pas nécessairement une adhésion irréprochable aux principes démocratiques, le désir de changement et la détermination à promouvoir une idée postcoloniale et anti-corruption de la liberté constituent une réponse digne de ce nom. Et cela nous rappelle autre chose : ceux qui ont perdu la vie dans les rues du Sénégal, les femmes au premier rang exigeant le respect de la loi et défendant les valeurs démocratiques, les jeunes dans les rues pleins de détermination et d'espoir. Ces citoyens, tombés pour leur liberté et pour la liberté d'un pays, restent des symboles de sacrifice et d'engagement civique. Et c'est ici que le concept de nation doit prendre forme.
Si être une démocratie implique le respect des droits de l'homme et la libre participation des citoyens, le Sénégal a certes écrit un moment important de son histoire, mais il doit encore se poser de sérieuses questions pour transformer sa vision en termes plus clairs et plus concrets. C'est pourquoi, dans l'état actuel des choses, le nouveau jeune président, le Premier ministre Ousmane Sonko et la société dans son ensemble ouvrent la porte à de nouveaux défis avec une responsabilité sans précédent au nom d' « un peuple, un but, une foi ».


En tant qu'experte des questions afro-italiennes, comment voyez-vous l'évolution des liens entre les communautés africaines et italiennes ? Quels sont les principaux enjeux à relever ?
Le réseau de contacts entrelacés entre les africaines et les italiennes est un phénomène évolutif, façonné par des facteurs historiques, sociaux, économiques et culturels. Mes études portent principalement sur le Sénégal et la Gambie, et plus récemment sur le Maroc.
En général, je peux dire que les nouvelles générations, nées et élevées en Italie, représentent un baromètre fondamental pour comprendre l'évolution de ces liens.
Ce sont les enfants d'une Italie multiculturelle et multiethnique, qui n'a peut-être pas encore conscience d'être multiculturelle. Ils ont grandi dans un contexte social où la diversité est de plus en plus présente, tout en étant confrontés aux préjugés et aux stéréotypes. Leur identité est souvent complexe et multiforme, résultat d'un équilibre entre leurs racines africaines et leur appartenance à la société européenne.

En même temps, ils sont des agents de changement au sein de leurs communautés et de la société italienne dans son ensemble. Ils apportent une énergie nouvelle et un point de vue différent sur de nombreuses questions, ici et là. Ils sont confrontés à des défis liés à la reconnaissance de leur identité, à l'accès au marché du travail et à la participation à la vie politique, mais ils ont de grandes possibilités de contribuer à la construction d'une société plus inclusive et plus équitable.
Je suis plein d'espoir.


Quel commentaire faites vous de la situation politique au Sénégal ?
Bassirou Diomaye Faye est arrivé au pouvoir avec la promesse de donner un nouveau cap au Sénégal. Après quelques mois, le bilan de son action est un patchwork de réussites, de défis et de questions non résolues.
D'un côté, le gouvernement s'engage résolument dans les réformes économiques et politiques, de l'autre, la société civile ne manque pas de faire entendre sa voix, se trouvant confrontée à des difficultés non négligeables.
L'un des aspects les plus pertinents concerne les critiques formulées par de nombreuses femmes sénégalaises à l'égard de certaines décisions gouvernementales, soulignant l'urgence d'une plus grande inclusion et représentation des femmes dans les institutions et les processus de prise de décision.
Sur le plan international, la nomination très récente de M. Faye comme médiateur de l'Alliance des États du Sahel par la CEDEAO est une reconnaissance significative du rôle croissant du Sénégal dans la région. Cependant, ce rôle n'est pas sans difficultés. La situation au Sahel est complexe et marquée par une grande instabilité.
La capacité de M. Faye à relever tous ces défis sera cruciale pour consolider la position du Sénégal en tant qu'acteur clé de la stabilité et du développement de la région.
Mais il est encore trop tôt pour se prononcer.


Quel conseils donnez vous aux nouvelles autorités sénégalaises en ce qui les questions migratoires?
Face à des questions migratoires complexes, je pense que les nouvelles autorités sénégalaises devraient adopter une approche holistique et proactive pour relever les défis des flux migratoires irréguliers et créer des opportunités qui encouragent les citoyens à rêver et à investir dans leur continent.
Tout d'abord, il pourrait être crucial de développer et de renforcer les voies légales et sûres de migration avec des arrangements transparents et accessibles à tous, afin de réduire l'attrait des voies de migration irrégulière qui exposent souvent les migrants à de graves dangers et abus et qui semblent souvent être le seul moyen d'atteindre l'Europe.
Parallèlement, le Sénégal doit investir massivement dans la création d'opportunités économiques locales, avec des conditions de travail respectueuses des droits des personnes. Il s'agit également de stimuler l'esprit d'entreprise, en particulier chez les jeunes, à travers des programmes de microfinance, des incubateurs de start-ups et des formations techniques et professionnelles. La promotion de secteurs stratégiques tels que l'agriculture durable, les énergies renouvelables et le tourisme peut créer des emplois, mais des formes de collaboration avec d'autres pays et d'autres réalités sont nécessaires.
Il est tout aussi important, comme je l'ai mentionné précédemment, de développer des mécanismes efficaces pour recevoir les fonds envoyés par les migrants et pour leur réintégration à leur retour. Les transferts de fonds sont une source vitale de revenus pour de nombreuses familles et un catalyseur potentiel pour l'économie locale. Mais ils doivent être utilisés à bon escient. Les autorités devraient donc faciliter le transfert d'argent par des voies sûres et peu coûteuses, tout en encourageant l'utilisation de ces fonds pour des initiatives de développement communautaire et commercial.
En ce qui concerne les migrants de retour, il est essentiel d'apporter un soutien adéquat à leur réintégration sociale et économique. Nombre d'entre eux se retrouvent désorientés et sans perspectives claires lorsqu'ils rentrent dans leur pays, sous le poids de nombreuses pressions familiales et communautaires. Des programmes d'orientation, des conseils psychologiques, une formation professionnelle et l'accès au crédit sont essentiels pour aider ces personnes à se réintégrer.


9 . Quel est votre dernier mot ?
C'est mon dernier mot : le choix du changement et de l'amélioration est possible, mais il nécessite du courage, une vision et une volonté ferme de construire un avenir meilleur pour tous.
À la lumière de tout ce que nous avons discuté, je voudrais souligner un concept fondamental : l'avenir du Sénégal ne se construit pas seulement avec des politiques internes, mais avec une vision globale qui valorise les connexions transnationales et le potentiel de la diaspora. Tant au Sénégal qu'en Italie et ailleurs.
Ce qu'il faut, c'est le courage de remettre en question le statu quo, la vision d'un avenir différent et la détermination de le réaliser. Vivre dans un monde de plus en plus interconnecté et globalisé nous offre de nombreuses opportunités, mais nous sommes également appelés à la responsabilité, à la remise en question et à l'auto-analyse. Sommes-nous tous vraiment prêts pour cela ?

 

Entretien : Malick Sakho

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