«L'immigration doit sortir des mains des juges pour retourner entre les mains du législateur»«L'immigration doit sortir des mains des juges pour retourner entre les mains du législateur»

14 - Juillet - 2022

Gérald Darmanin a annoncé qu'il souhaitait expulser tout étranger reconnu coupable d'un acte grave. Ces déclarations seront inefficaces si elles ne s'accompagnent pas d'une refonte complète du droit actuellement en vigueur, explique le professeur en droit public Laurent Lemasson.

Laurent Lemasson est docteur en droit public et science politique, et ancien directeur des publications de l'Institut pour la Justice.

«Nous voulons permettre l'expulsion de tout étranger reconnu coupable d'un acte grave par la justice, quelle que soit sa condition de présence sur le territoirenational» a annoncé Gérald Darmanin. Quelles conditions permettaient jusqu'alors aux délinquants étrangers de rester sur le territoire national ? Quelle était la loi en vigueur ?

Il faut tout d'abord rappeler que l'expulsion des délinquants étrangers est un serpent de mer de la vie politique française, qui depuis de nombreuses années, fait régulièrement surface avant de replonger dans les profondeurs obscures des procédures judiciaires et administratives.

Pour nous en tenir simplement au premier quinquennat d'Emmanuel Macron: en octobre 2017, le ministre de l'Intérieur Gérard Collomb avait adressé une circulaire à ses services pour leur demander de «mettre résolument en œuvre» les expulsions d'étrangers délinquants. En novembre 2019, Marlène Schiappa, alors secrétaire d'État chargée de l'égalité entre les hommes et les femmes, avait affirmé que les étrangers condamnés pour «violences sexistes ou sexuelles» seraient désormais systématiquement expulsés. En septembre 2020, Gérald Darmanin avait adressé un courrier aux préfets pour leur demander de «reconduire systématiquement les étrangers» ayant commis «des infractions graves ou représentant une menace grave pour l'ordre public». Et aujourd'hui, au début du deuxième quinquennat Macron, la question revient encore une fois sur le devant de la scène.

Si elle revient, c'est bien sûr que le problème n'a pas été résolu. Pour comprendre pourquoi, il faut commencer par bien cerner ce dont il est question. L'expulsion est une modalité de l'éloignement des étrangers du territoire national. Elle peut être prononcée par le préfet ou le ministre de l'Intérieur si la présence en France de l'étranger constitue une menace grave pour l'ordre public. Il s'agit donc d'une mesure administrative et non d'une décision judiciaire.

Elle s'oppose au retour de l'étranger tant qu'elle n'a pas été abrogée ou retirée, c'est pourquoi la loi prévoit que les motifs de cette expulsion doivent en principe être réétudiés tous les cinq ans par l'administration.

Les obstacles à l'expulsion d'un étranger sont de trois ordres.

Tout d'abord il faut qu'existe «une menace grave pour l'ordre public». Cette menace est évaluée par l'administration sous le contrôle du juge administratif. Ce contrôle est plus ou moins poussé selon l'origine de l'intéressé. Si l'étranger que l'administration veut expulser est un citoyen de l'Union européenne, le juge sera beaucoup plus tatillon que si l'étranger est ressortissant d'un pays non européen. Mais, dans tous les cas, le juge pourra considérer que la menace n'est pas avérée et annuler la décision d'expulsion. Il faut noter à ce propos que le lien entre «menace grave pour l'ordre public» et condamnation pénale n'est pas mécanique: il n'est pas nécessaire d'avoir fait l'objet d'une condamnation pour représenter une menace grave, et inversement il ne suffit pas d'avoir été condamné. Tout dépendra, dans ce cas, de la gravité des infractions pour lesquelles vous avez été condamné, et de l'appréciation qu'en aura le juge.

Ensuite, il existe plusieurs catégories d'étrangers qui sont protégés contre une mesure d'expulsion. Schématiquement, trois éléments peuvent protéger l'étranger: la durée de son séjour en France, ses liens familiaux, son état de santé. Le Ceseda (Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile) énumère ainsi une dizaine de cas. La protection n'est pas absolue, elle peut être levée, mais à la condition que l'administration puisse justifier que l'étranger protégé représente une menace particulièrement grave: nécessité impérieuse pour la sûreté de l'État, atteinte aux intérêts fondamentaux de l'État, activités terroristes, etc.

Enfin, pour que l'expulsion puisse avoir lieu, il faut que le pays vers lequel la France veut expulser l'étranger accepte de l'accueillir. D'un point de vue juridique, cela signifie que les autorités françaises devront avoir recueilli un Laissez-Passer Consulaire (LPC) de la part du pays concerné avant de pouvoir procéder à l'expulsion.

On le voit, dans l'état actuel du droit, l'expulsion d'un délinquant étranger est tout sauf automatique…

Que changeraient ces propositions qui vont être intégrées à la future loi d'orientation et de programmation du ministère de l'Intérieur ?

Pour le moment le ministre de l'Intérieur est resté assez vague, ce qui est normal à ce stade de la discussion, et ce d'autant plus qu'il n'est pas assuré d'avoir une majorité à l'Assemblée nationale pour voter son texte. Il devra passer des compromis et il est donc préférable pour lui de ne pas trop s'avancer. Il a affirmé: «Nous voulons permettre l'expulsion de tout étranger reconnu coupable d'un acte grave par la justice, quelle que soit sa condition de présence sur le territoire national », et il a notamment évoqué le fait qu'un étranger arrivé en France avant l'âge de treize ans ne pouvait pas être expulsé (ce qui n'est pas tout à fait exact, puisque la protection peut être levée à certaines conditions très restrictives).

Ce que le ministre envisagerait, par conséquent, c'est de supprimer certaines des catégories protégées figurant dans le Ceseda, ou alors de réduire leur périmètre.

Une telle réforme rendrait plus d'étrangers théoriquement expulsables, mais cela ne signifie pas que «tout étranger reconnu coupable d'un acte grave par la justice» pourrait être automatiquement expulsé. Il resterait comme obstacles le contrôle du juge sur l'ensemble de la procédure, et notamment sur la réalité de la menace grave pour l'ordre public, et surtout l'obtention des LPC. Car beaucoup de pays rechignent à reprendre les délinquants que nous voudrions leur renvoyer et ne délivrent pas le précieux LPC, ou alors le délivrent hors des délais, ce qui fait que l'étranger en attente d'expulsion – en général dans un Centre de rétention administrative - a dû être relâché.

Comme l'écrit Patrick Stefanini dans Immigration - Ces réalités qu'on nous cache : «La liste des mauvais élèves peut varier d'une année à l'autre, mais elle comprend en général, pour s'en tenir aux nationalités qui fournissent le gros des clandestins, les pays du Maghreb, le Mali, le Pakistan et l'Inde et parfois la Mauritanie, l'Égypte, le Sénégal ou le Bangladesh. Ces pays ne délivrent en moyenne, de manière utile, que 30% au plus des LPC demandés».

Comment cela se traduira-t-il dans les faits ? A-t-on les moyens concrets de mener à bien ces expulsions ?

Les catégories d'étrangers protégés ne sont qu'un des nombreux goulots d'étranglement dans la procédure d'expulsion, et élargir un seul de ces goulots ne suffira pas pour augmenter significativement le nombre d'étrangers expulsés. La traduction dans les faits risque donc d'être faible, voire inexistante.

En termes de moyens concrets, ce qui manque le plus à l'heure actuelle, ce sont sans doute les places en Centre de rétention administrative (CRA). Étant donné la difficulté à obtenir les LPC, il est impératif de pouvoir garder sous la main les étrangers à qui l'on veut faire quitter le territoire français (que ce soit dans le cadre d'une expulsion ou d'une autre procédure) et de pouvoir les garder suffisamment longtemps. Fin 2023, il devrait y avoir 2.100 places disponibles en CRA, ce qui représente une augmentation substantielle mais reste très insuffisant si l'on veut augmenter significativement les flux sortants.

Ces mesures pourraient-elles être empêchées par d'autres instances comme la CEDH ou le Conseil constitutionnel ?

La réponse est clairement oui. Le Conseil constitutionnel ou la CEDH pourraient notamment estimer que les mesures que Gérald Darmanin semble avoir en vue portent une atteinte excessive au «droit à la vie privée et familiale» des étrangers. La jurisprudence de ces instances est aujourd'hui essentiellement arbitraire, et donc imprévisible dans ses particularités, mais le sens général de celle-ci est très clair: aussi bien le Conseil constitutionnel que la CEDH considèrent implicitement que tout individu possède un droit subjectif à être admis dans le pays de son choix, droit opposable au gouvernement de ce pays et dont il n'est possible de le priver que pour des motifs graves et au terme d'un procès équitable.

Par conséquent, elles se montrent en général très sourcilleuses vis-à-vis de toutes les mesures destinées à éloigner un étranger contre son gré et les enserrent dans d'innombrables contraintes qui réduisent drastiquement leur efficacité. La dizaine de catégories d'étrangers protégés énumérée par le Ceseda, par exemple, est en grande partie une conséquence des engagements internationaux de la France et du droit européen (au sens large, UE comme CEDH).

Comme l'expliquait très bien la Cour des comptes dans un rapport publié en 2020, il existe un «malentendu vis-à-vis de la “maîtrise” de l'immigration»: celle-ci procède très largement de «droits individuels protégés», c'est-à-dire de droits qui ne peuvent pas être remis en cause par le législateur. La France a, à toutes fins utiles, perdu la maîtrise des instruments juridiques nécessaires pour réguler l'immigration sur son territoire. Cela vaut pour les entrées comme pour les sorties.

À l’évidence, non. Si la France veut réellement pouvoir expulser systématiquement les criminels étrangers, elle devra faire bien davantage que de retoucher le Ceseda à la marge. Celui-ci devrait être revu de fond en comble et passé à la paille de fer.

Il est impossible de détailler ici tout ce qui devrait être changé, mais il est possible d'indiquer quel devrait être le principe directeur d'une réforme réellement efficace: l'immigration doit sortir des mains des juges pour retourner entre les mains du législateur et la délivrance, ou le retrait, d'un titre de séjour ne doit plus être la conséquence de «droits individuels protégés», comme le dit la Cour des comptes, mais simplement redevenir ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être, une faveur accordée librement par la France à qui elle le souhaite.

Cela signifie déjudiciariser l'octroi et le retrait des titres de séjour, aussi bien que les procédures d'éloignement forcé. Aujourd'hui la multiplicité des recours possibles et la complexité des procédures réduisent bien souvent à néant les efforts de l'administration pour faire quitter le territoire à un étranger. Mais, si le séjour en France est une faveur, et non un droit, il n'existe aucune bonne raison pour que les tribunaux - ou des instances parajudiciaires comme la Comex (Commission d'expulsion) - interviennent dans l'immense majorité des cas.

Cela signifiera aussi se confronter au Conseil constitutionnel et remettre en question un certain nombre de nos engagements internationaux, à commencer par celui qui nous lie à la Cour européenne des droits de l'homme.

Cela signifiera enfin faire pression sur les pays qui mettent de la mauvaise volonté à reprendre leurs ressortissants. Les instruments pour cela existent, notamment l'aide au développement et l'octroi des visas, mais il faudra accepter d'instaurer un certain rapport de force avec les pays récalcitrants.

Le Figaro

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