En masse, les jeunes migrants guinéens font de bonnes affaires dans le secteur du petit commerce délaissé par leurs homologues sénégalais. Ces derniers, en quête de travail plus « valorisant », préfèrent voir ailleurs.
Avec son visage souriant et ses airs de discipliné, nous apercevons Souleymane, un Guinéen de 21 ans, assis sur une chaise, à côté de son stand de fruits situé sur la VDN (voie de dégagement nord). Comme la plupart des jeunes Guinéens qui viennent au Sénégal, c’est un vendeur de fruits. Au moment où des jeunes Sénégalais se plaignent du déficit de débouchés professionnels viables et de l’incurie des dispositifs institutionnels d’accompagnement de leurs projets ou activités, Souleymane, lui, a déjà pris le taureau par les cornes. Des dizaines de milliers de ses compatriotes prospèrent dans d’autres secteurs comme la vente en boutique et les salons de coiffure, à Dakar et à l’intérieur du pays.
CHASSE GARDÉE
« La plupart de nos compatriotes sont des négociants en fruits », indique Diouldé, gérant à 19 ans, d’une boutique dans la commune des Parcelles assainies depuis quatre ans.
Les vendeurs de fruits sont en effet partout aux quatre coins de la capitale, de la rue Sandiniéry en plein centre-ville à la banlieue, en passant par la Médina, Grand-Yoff, jusque dans les quartiers résidentiels du Point E, de Fann et des Almadies.
« Souvent, ils occupent de façon anarchique les coins de rue », regrette Sidy, vendeur au rond-point de la liberté 6.
Aujourd’hui, avec les flux de capitaux qu’elle engendre, la vente de fruits représente une roue de secours pour ces nombreux jeunes guinéens touchés par l’échec scolaire, l’instabilité politique et l’absence de politique d’insertion professionnelle dans leur pays. Le cas de Souleymane en est un exemple illustratif.
« Au début, j’étais seulement venu au Sénégal pour étudier. Au final, mon père qui était déjà dans le métier, m’a trouvé cette place. C’était il y a 5 ans ».
A la cité des Impôts et Domaines des Parcelles assainies, Diouldé fait tourner sa grande boutique. Il n’est pas un étranger. « Mes parents séjournent au Sénégal depuis très longtemps. Moi-même, je suis né ici ».
Le Sénégal et la Guinée entretiennent depuis très longtemps, des rapports étroits qui ont favorisé un dynamisme des flux migratoires des deux côtés de leurs frontières terrestres. Une proximité qui est telle aujourd’hui, qu'au-delà des raisons économiques ou politiques à la base du flux de Guinéens au Sénégal, des relations purement humaines les lient aux Sénégalais.
« Dès mon arrivée au Sénégal, je me suis facilement intégré. Car j’ai tout de suite remarqué qu’on partage les mêmes valeurs, surtout religieuses », explique Ibrahima, 25 ans, et responsable d’une boutique au quartier Liberté 6 Extension.
En effet, dans la stratégie de développement de leurs activités dans ce domaine précis, les Guinéens ont une technique bien huilé : celle de la substitution. Elle consiste à remplacer un gérant de boutique qui a longtemps séjourné dans un quartier ou dans une ville, par un nouveau venu, souvent de la même famille. Et pendant que ce dernier prend les affaires en main, l’autre retourne au pays, tente l’émigration vers l’Europe ou ouvre sa propre boutique ailleurs au Sénégal.
« C’est la deuxième fois que mes parents me changent de boutique. Avant, j’étais à la Gueule Tapée et j’avais de belles relations avec mes anciens voisins de quartier », ajoute-t-il.
Jadis, les jeunes sénégalais qui souffraient de décrochage scolaire, se reconvertissaient dans la coiffure pour homme. Père Mbengue, ingénieur en télécoms de 58 ans, se souvient que « c’était le plan de secours qui (les) séparait de la débauche ».
« Travailler, c’est pour gagner de l’argent, pas pour se fatiguer. »
Aujourd’hui, à cause de la pression familiale qui prédestine les jeunes à des métiers jugés plus valorisants (fonctionnaires, banquiers, etc.), l’opprobre finit par être jeté sur certains métiers. Saliou, 27 ans, diplômé en management, fait part de son expérience personnelle.
« Cela fait 2 ans que j’ai obtenu ma licence, mais je n’arrive même pas à trouver un stage. Pour subvenir à mes besoins, j’ai songé à un moment ouvrir un salon de coiffure proposant des coupes (AFRO), car c’est très à la mode actuellement. Mon père a refusé de financer ce projet. J’ai dû alors l’abandonner. Actuellement, j’’anime un compte YouTube, dédié à l’actualité sportive. J’attends de voir ce que ça va donner ».
Le développement fulgurant des TIC (technologies de l’information et de la communication), pousse également les jeunes à délaisser la filière des salons de coiffure. En favorisant de nouveaux métiers porteurs d’avantages financiers plus conséquents, les Tic ont suscité de nouvelles vocations. A 20 ans, Zale, non-diplômé demeurant à Grand Yoff, a son idôle.
« Aujourd’hui, avec Instagram et YouTube, on voit de jeunes garçons comme Diaw Ketchup gagner beaucoup d’argent, être célèbre et adoré par tout le monde, juste à cause des vidéos qu’il tourne chez lui et qu’il diffuse sur le Net. Jepréfère faire comme lui au lieu d’ouvrir des salons de coiffure ».
De plus, à cause des coûts liés aux investissements et les risques de perte auxquels les salons de coiffure sont confrontés, de jeunes Sénégalais ont jeté leur dévolu sur des domaines comme : comédie télévisuelle, influenceur digitale ou animateur de télévision. Bass 32 ans, coach sportif à la cité Keur Damel, est dans cette mouvance.
« Pour moi, quand on travaille, ce n’est pas pour se fatiguer, mais pour gagner de l’argent. Aujourd’hui, au Sénégal, tu vois une fille comme Marichou qui a seulement participé à une série, est devenue une star et gagne dix fois mieux sa vie qu’un gérant de salon de coiffure, une autre fille comme Fah Aidara qui fait des Tik Tok en s’amusant et se voit invitée à des concerts de Youssou Ndour. Quelqu’un comme Doudou, avec ses vidéos, est sûrement plus riche que moi, alors que je suis plus âgé que lui et mon travail est beaucoup plus difficile que son travail. »
Ce rapport de jeunes Sénégalais avec le travail est cependant loin d’être universel, loin des motivations de leurs homologues guinéens. « Je suis l’ainé de mon père, avec 6 frères et 2 sœurs qui sont restés au pays. Ils comptent tous sur moi. C’est pour cela que je suis là au Sénégal, pour être coiffeur », nous explique Barry, 24 ans.
Néanmoins, tout n’est pas rose chez les commerçants guinéens, eux aussi confrontés à la cherté du casse-tête du logement à Dakar.
« À cause des prix élevés de la location, j’ai décidé d’habiter dans mon salon pour fuir les dépenses. Je dors sur le canapé au lieu d’acheter un matelas ou un lit. Ça me permet d’économiser », confesse Barry.
Décidé à maîtriser ses dépenses, il trouve des astuces en économisant, par exemple, sur le matériel indispensable au travail.
« Quand j’étais en Guinée, j’étais un peu le coiffeur de la famille, de mon père et de mes frères. Je disposais déjà une tondeuse que j’ai prise avec moi pour l’amener au Sénégal. Elle n’a aucun problème. Avec ça, je fais mon travail sans problème », ajoute-t-il.
À l’heure actuelle, le désamour entre les « petits boulots » de l’informel et les jeunes Sénégalais, semble sans appel. Par conséquent, il revient aux autorités de trouver des stratégies de revalorisation sociale dans un environnement fiscal attractif.
« L’État doit maintenant trouver des moyens de taxation et de paiement d’impôts sur ces métiers-là. Car il y a énormément d’argent qui en sortent et la totalité part de l’autre côté du continent, c’est injuste vis-à-vis du Sénégal », suggère Père Mbengue.
Sud Quotidien